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Entretien

« Le pape François n’est pas un anti-libéral. Son combat : c’est l’individualisme », confie Anna Rowlands

Pr. Anna Rowlands ©VaticanNews

Anna Rowlands, professeur de pensée sociale catholique à l’université britannique de Durham, est intervenue lors de la présentation de Fratelli tutti, le 4 octobre 2020, au Vatican. I.MEDIA l’a interrogée sur les aspects économiques de l’encyclique.

Dans la Fratelli tutti, voyez-vous des nouveautés en matière économique par rapport à l’enseignement de l’Église ?

Je considère que le pape François s’inscrit parfaitement dans la tradition de l’Église et que, sur le fond de l’encyclique, il n’y a pas d’éléments nouveaux sur les aspects économiques. Il s’agit en fait d’un approfondissement, notamment de la notion de destination universelle des biens et celle de propriété privée. Le pape rappelle que la propriété privée est un principe secondaire qui doit être subordonné à la destination universelle des biens.

Parmi les appels sur lesquels le pape a souhaité insister particulièrement, il y a cette demande pour que les économies des États impliquent davantage la vision des plus marginalisés. Les migrants, par exemple, devraient non seulement pouvoir bénéficier de couloirs humanitaires plus organisés mais aussi d’un véritable accès à la citoyenneté. En clair : un système plus humain et plus digne, capable de prendre en compte la richesse que les plus petits ont à offrir.

Le pape François écrit que le droit à la liberté d’entreprendre doit être ordonné au droit des pauvres et à l’élimination de la misère. Qu’est-ce que cela signifie ?

Le pape ne limite pas la liberté d’entreprendre. Il rappelle que c’est un élément déterminant d’accomplissement personnel quand elle cherche à construire des relations et échanger avec l’autre. Le cœur de ce document est cette idée de cadeaux et d’échanges entre les hommes et entre les peuples.

Je pense que François essaie d’opérer un rééquilibrage pour faire comprendre que la valeur de l’entrepreneuriat est l’expression de la liberté humaine lorsqu’elle est tournée vers la recherche du bien commun et de toute la Création.

Certaines personnes voient dans le pape argentin un anti-libéral…

Je pense au contraire que le pape François n’est pas un anti-libéral. Ce contre quoi il se bat, c’est l’individualisme. Il ne pense pas que cela constitue un chemin de vérité, estimant que l’individualisme ne révèle pas ce à quoi la nature humaine est appelée. Au contraire, il voit dans l’individualisme un appauvrissement de notre imagination sociale, une erreur philosophique.

Le pape n’est pas contre le libéralisme. D’ailleurs, il parle dans le document des valeurs de Liberté-Égalité-Fraternité. Simplement, il explique que le libéralisme actuel a oublié la fraternité. Or, selon le pape François et selon l’enseignement de l’Église, la liberté et l’égalité n’existent pas sans fraternité. Cette-dernière est la source d’une vraie liberté et d’une vraie égalité.

Il fustige donc les déséquilibres que forge la conception moderne du libéralisme, sa pauvreté et son incapacité à être à la hauteur des véritables aspirations humaines.

Mais certains le décrivent même parfois comme flirtant avec le communisme...

Je pense que ces personnes ne comprennent pas que le pape tire son enseignement de la tradition de l’Église, notamment des 4ème, 5ème et 6ème siècles. Les Pères de l’Église primitive parlaient déjà du fait que les biens de la terre étaient destinés à tous. À moins d’accuser les Pères de l’Église d’avoir été des penseurs communistes, je ne pense pas qu’on puisse qualifier ainsi la pensée du pape François.

En réalité, je crois qu’il est difficile d’entendre la parole de l’Église car nous sommes totalement immergés dans un mode de vie duquel nous ne pensons pas pouvoir sortir.

Pour de nombreux catholiques, la poursuite du bien individuel profite in fine à la réalisation du bien commun. C’est la théorie d’Adam Smith ou celle du ruissellement. Pourquoi le pape rejette-t-il cette interprétation ?

Je pense que François ne rejette pas l’idée que l’on puisse poursuivre un bien individuel. Mais il dit que la seule façon de le poursuivre véritablement est de poursuivre aussi le bien commun.

C’est toute la logique de l’encyclique sur la fraternité et l’amitié sociale. Vous ne vous réalisez et vous ne vous connaissez qu’à travers la rencontre avec l’autre.

Il n’y a donc pas d’opposition frontale entre la recherche du bien individuel et celle du bien commun. Dans son analyse de la pandémie, François montre d’ailleurs bien que notre bien individuel est forcément lié au bien commun.                                                                    

La pensée économique du pape François est-elle utopique ?

Je ne crois pas. Certes, cette pensée est très exigeante et nécessite une révolution de notre pensée sociale. D’une certaine manière, il ne demande rien de plus que ce que le pape Benoît XVI enseignait en matière économique.

Par contre, si on prend le sens du terme « utopie » comme signifiant un « monde lointain », alors oui, on peut dire que la parole de l’Église en matière économique est utopique tant la route à accomplir est longue.

Pour autant, dans l’encyclique, le pape François met en garde contre une sorte de culture dépressive et de désespérance insinuant que rien ne peut changer véritablement. Il se bat contre ces sentiments qui empêchent d’avoir de grandes visions. Évidemment, le pape sait que ce chemin vers la recherche du bien commun exige des sacrifices personnels et collectifs, des sacrifices impopulaires.

hl